Accueil > Pour aller plus loin > Lysistrata, tout un art

Lysistrata, tout un art

« Les Grâces, cherchant un sanctuaire impérissable, trouvèrent l'âme d'Aristophane » affirmait Platon.

En retour, elles lui offrirent l’immortalité littéraire puisque 2400 ans après sa disparition, ses œuvres sont toujours éditées, lues et interprétées.

La présente édition de Lysistrata, comédie écrite au Ve siècle av. J.-C, fut créée au XIXe siècle et reliée au XXIe siècle. Elle est ainsi une longue succession de savoir-faire, réalisés par différentes mains, sur plusieurs siècles, afin d’aboutir à cet ouvrage d’art.

L’art de la comédie

Sur une place d’Athènes, Lysistrata, fâchée, attend. Ainsi commence la pièce d’Aristophane.

Elle a convoqué l’ensemble des femmes concernées par la guerre du Péloponnèse, tant celles de l’alliance athénienne que celles de l’alliance spartiate car toutes souffrent de cette guerre qui n’en finit pas. Elle, dont le prénom signifie celle qui défait les armées, a une idée pour mettre un terme définitif au conflit ; faire la grève du sexe jusqu’à ce que les hommes signent la paix. Tollé unanime dans l’assemblée ! Cette solution les priverait également elles, les femmes, d’un plaisir indispensable.

Avec force de persuasion, Lysistrata convainc son auditoire avant que chacune ne regagne son foyer, décidée à faire valoir son droit de grève. Ce dernier s’avère rude ; les hommes ordonnent, insistent, supplient, les femmes se font violence, résistent. Désireuses d’accélérer le processus elles jouent de leur charme, deviennent provocantes pour finalement se refuser. La situation ne dure pas, les Athéniens comme les Spartiates n’y tenant plus, la paix est signée. Les couples peuvent alors se réconcilier avant de se réunir autour d’un banquet festif.

Aristophane

(445-385 av. J.-C.) est né en Grèce où il connut  les années glorieuses de la puissance athénienne puis les vingt-sept années sombres de la Guerre du Péloponnèse. Il est le principal représentant de la Comédie ancienne dont les pièces écrites en vers, déclamées et chantées, aux intrigues toujours basées sur la vie de la cité utilisent la grivoiserie, l’obscénité voire même la scatologie dans le but de faire rire. L’auteur excelle dans la dérision et la satire n’obéissant qu’à une seule loi, être libre de s’opposer à tout, se moquer de tous, dénoncer les dérives de la société grâce à la liberté d’expression autorisée par l’état démocratique. La chute de celui-ci, signa la fin de ce genre de pièces comiques.

Aristophane en écrivit quarante-quatre dont seulement onze nous parvinrent.

Son style pertinent, si vif, son audace le firent aimer de ses contemporains qui le considéraient comme un maître sans rival. Platon en fit un des participants du Banquet tandis qu’à la Renaissance Érasme recommanda sa lecture et qu’en 1960, un astéroïde fut baptisé de son nom.

La comédie portant le nom de son héroïne, fut écrite et jouée en 411 av. J.-C. à l’occasion de festivités athéniennes alors que la cité était au bord de la défaite contre Sparte (404 av. J.-C.). Aristophane fait le choix de ne rédiger qu’un seul acte, rythmé par les interventions de chœurs. À l’unisson, tantôt ils commentent l’action tantôt ils s’adressent aux personnages ou aux spectateurs dans le but d’accentuer l’action et la confrontation. Quant au style linguistique employé, il est « un mélange permanent de grossièreté et de poésie » dixit Le Petit Robert de 1996.

Depuis sa création, cette pièce fait polémique, passant de l’encensement à la censure. Ses traductions, plus ou moins édulcorées sont nombreuses, tout autant que ses adaptations comme celle cinématographique de Spike Lee, Chi-Raq sortie en 2015.

Si le texte de la pièce sert souvent la cause féministe, son concept fut parfois mis en application, entre autre en Colombie en 2011 (300 femmes jambes croisées durant 3 mois) ou en octobre 2014 lors de la guerre civile au Soudan.


L’auteur interpelle son public sur quatre grandes thématiques.

  •  Faites l’amour pas la guerre ? Aristophane affirme, telle la Pythie de Delphes, que ceci n’empêchera jamais cela. Se faisant le porte-parole tant de l’exaspération que du désespoir des citoyens, il prône avec dérision la formule Ne faites pas l’amour pour arrêter la guerre. Mais sa subversion ne s’arrête pas là. En effet, dans la démocratie athénienne, régie par une société patriarcale dans laquelle les femmes ne possèdent pas le statut de citoyenne et ne prennent aucunement part aux affaires de la cité, il en choisit une pour mettre un terme au chaos. Ainsi, celle dont le rôle se cantonne aux choses de l’amour et de la maison, résout une affaire purement masculine dont les hommes eux-mêmes sont incapables de s’extraire, la guerre.
  •  La femme, l'avenir de l'homme ? Aristophane réitère l’idée dans deux autres comédies, Les Thesmophories (411 av. J.-C.) et L'assemblée des femmes (392 av. J.-C.). La première voit les Athéniennes se venger des critiques formulées à leur encontre par le poète Euripide. Dans la seconde, les mêmes s’emparent du pouvoir et imposent l’inversion des rôles hommes-femmes. Lysistrata quant à elle, recourt à leur sensibilité, leur  intelligence ainsi qu’à leur pugnacité pour permettre le retour d’un avenir lumineux sur l’ensemble de la société grecque. Toutefois la caractéristique commune de ces trois pièces est  l’utilisation de l’ambivalence voire de la contradiction, l’auteur jouant sans cesse entre féminisme et misogynie.

  •  Peut-on rire de tout ? Aristophane répond positivement en traitant un thème aussi tragique que celui de la guerre avec désopilance. En dessous de la problématique générale, de nombreux sujets intemporels sont abordés dans cette comédie; vie quotidienne, relation hommes-femmes, inégalité, pouvoir, les hommes, les femmes. Et si, dans l’histoire, ces dernières sont victorieuses, elles n’en demeurent  pas moins imparfaites. L’auteur s’amuse, du haut de son héroïne, à décrire les défauts, les qualités, les faiblesses ou autres forces de chacun et chacune dans les relations privées et les rapports sociaux.
  •  Politiquement incorrect ? Aristophane alerte grâce à ses impertinences. Il est le trublion satirique de son époque qui  s’acharne à révéler l’immoralité sociale et les vices du pouvoir. Ainsi dans la pièce appelle-t-il au retour de l’ordre moral au-delà de la guerre fratricide des cités grecques, par crainte d’un monde déjà en perdition. Il imagine que les femmes, pourraient être l’alternative bien que son choix final soit de les désintéresser du pouvoir après avoir gagné la lutte et de les faire regagner leur maison. Il sait que, la corruption de la société, telle une machine infernale, ne pourra être enrayée. Hésiode, dans Les travaux et les jours, trois siècles avant lui, l’avait déjà prédit. Il ne nous reste donc plus qu’à rire de la tragédie.

Les arts du livre

La traduction du texte grec, l’introduction ainsi que les notes  sont assurées par Charles Zévort (1816-1887). Helléniste, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, enseignant, proche de Jules Ferry, il contribua, entre autre, à la réforme de l’enseignement classique et à l’organisation de l’enseignement secondaire des jeunes filles.

Les illustrations sont signées Notor, pseudonyme du vicomte Gabriel de Roton (1865-1964). Élève à l’École du Louvre puis auditeur libre à l’École des Chartes, ses talents de dessinateur à la plume et sa passion pour l’art grec antique lui permirent de reproduire les illustrations figurant sur les vases, les fresques, les statues… dont il fit quelques deux mille dessins. Cent sept sont reproduits ici, dans des tons orangés sur fond noir, mis en page dans et hors texte.

Cette édition datée de 1898 est due à Eugène Fasquelle (1863-1952). Il reprit les éditions de Georges Charpentier dont il assura la continuité éditoriale en publiant les romans de Flaubert, Zola, Maupassant, Daudet… auxquels il ajouta Jarry, Louÿs, Pagnol et Rostand pour ne citer qu’eux.

Dans le cas présent, il opta pour une mise en page aérée offrant une place importante aux illustrations. La lecture du texte est de ce fait agréable, servie par de fins et gracieux caractères d’imprimerie.

Enfin la reliure, réalisée au XXIe siècle est signée d’Isabelle Rollet.  Il s’agit d’une reliure lyonnaise, technique datant du XVIe siècle, traditionnellement recouverte de parchemin. Mais c’est une peau de buffle orange que revêt l’ouvrage, un cuir fantaisiste pour une technique ancienne. Les broderies sur les plats réalisées en fil noir forment une succession de petites croix ne ressemblant en rien au motif habituel dont les croix allongées forment des losanges. Quelques sequins noirs et oranges illuminent discrètement la couverture.

Le relieur a joué avec l’utilisation d’un procédé  ancien destiné à une œuvre classique en la modernisant pour évoquer l’intemporalité du texte. Le rendu est sobre pour ne desservir ni la pièce ni les illustrations. Les couleurs choisies, noir et orange rappellent d’ailleurs ces dernières. L’austérité des croix alignées symbolisant les hommes et l’armée est contrebalancée par la dissémination des paillettes brillantes incarnant l’agitation des femmes.

Tant à lire qu’à regarder, cet ouvrage est un condensé d’arts réussis. Il résume à lui seul ce qu’était la notion grecque de Tekhnè, la connaissance pratique, lorsque art et artisanat ne faisaient qu’un.

Et si, comme le dit Paul de Saint Victor "Grâce à Aristophane, on a entendu une fois sur la terre, le rire inextinguible des dieux", c’est grâce à d’autres artistes qu’il résonne encore aujourd’hui.