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« Parler aux yeux » : l’enseigne

« Pendant que nous sommes en omnibus, ou en fiacre, nous n’avons rien de mieux à faire que de regarder les enseignes […]. C’était là mon occupation favorite. Je passais précipitamment d’un côté de la voiture à l’autre pour ne perdre aucun détail…»

Victor Fournel - Ce que l’on voit dans les rues de Paris

S’emparer des murs comme supports d’expression date de 40 000 ans environ, lorsque l’homme du Paléolithique commença à orner les parois des grottes. Les civilisations de toutes les époques et à travers le monde utilisent le mur comme un moyen de communication en traçant, peignant, gravant, collant images ou mots à visées artistiques, culturelles, religieuses, politiques, idéologiques, personnelles, promotionnelles, informatives etc. Parmi ces nombreuses indications murales prennent place les enseignes.

Une histoire de longue date

L’enseigne, dont le but est de renseigner et de rallier grâce à une marque distinctive, tire son nom du latin insignia, signe.

Ses prémices sont des pictogrammes inscrits sur des pierres, des tablettes d’argile ou des morceaux de bois qui auraient été utilisés dans le but d’indiquer l’emplacement des vendeurs dans les marchés de Mésopotamie d’il y a 3000 ans.

Toutefois les plus anciennes enseignes connues en tant que telles se trouvent dans les vestiges de Pompéi. Il s’agit de sculptures murales ou de fresques à la façon de cette poterie signalée sur sa façade grâce à la représentation du potier assis devant son tour en présence de Vulcain le dieu du feu. ​

Donner de la visibilité à son activité professionnelle n’est cependant pas systématique. Il faut attendre le développement commercial et l’expansion des villes européennes à partir du XIe siècle pour que cet usage s’impose. L’enseigne devient le moyen pour se faire connaître. Elle arbore alors un symbole, un emblème sculpté ou peint à même la façade, visible uniquement en passant à proximité. L’utilisation de figures de saintetés place de plus le commerce sous protection religieuse. Au 42 rue Galande à Paris, se trouve encore de nos jours, un bas-relief datant du XIVe siècle, représentant Julien l’Hospitalier, saint patron des voyageurs, qui indiquait à ces derniers une auberge où se reposer. L’enseigne devient aussi un repérage voire une sorte d’adresse dans les rues non encore numérotées. La correspondance de Guy Patin nous apprend qu’en 1653, le fils de Claude Belin se loge « rue de la Harpe chez un chapelier, à la Main‑fleurie, à la troisième chambre vis-à-vis de la Gibecière, bien près de l’Arbalète ».  

Les hôteliers sont les premiers à recourir à l’indication suspendue à une potence perpendiculaire au mur, dans le but d’être repérés de loin par leurs clients. Ils ne tardent pas à être imités par les autres confréries. La multiplicité de ce genre d’enseigne durant les XVIIe et XVIIIe siècles engendre une législation encadrant son utilisation, sa taille et sa propriété intellectuelle. Le Dictionnaire des Arrêts ou Jurisprudence universelle des Parlements de France de 1727 relate que par arrêt du Parlement de Paris rendu en 1647, « deux Hôteliers ne peuvent avoir dans une même rue  deux enseignes semblables » tandis qu’une ordonnance de 1669 fixe sa hauteur depuis le sol à quatre mètres et limite sa taille à soixante sur quarante-cinq centimètres. Elle est réalisée en fer forgé, en toile ou en bois. Dans le premier cas, plus ou moins façonnée, elle expose un élément en rapport avec l’activité commerciale ou le nom du commerce ; personnage, animal ou objet. Le musée Carnavalet de Paris conserve, dans sa riche collection d’enseignes, un éperon finement ouvragé réalisé au XVIIe siècle pour indiquer un éperonnier. Dans les autres cas il s’agit d’un panneau décoré symboliquement ou donnant à voir une scène peinte explicite pouvant aller jusqu’à représenter l’intérieur de la boutique dont les vitres aux petits carreaux empêchent une vision correcte. Un croquis préparatoire à ce genre de travail, réalisé en 1709 par Jean-Antoine Watteau (1684-1721), montre ainsi une scène de genre chez un perruquier. Les nombreuses chutes accidentelles de ces enseignes potence entrainent en 1761 leur suppression, et leur remplacement par des enseignes drapeau fixées grâce à des barres de maintien métalliques scellées dans le mur.

Des tableaux dans la rue

Quoiqu’il en soit la survivance de ce style de panneau est rare, comme toutes les enseignes en général. Leur longévité n’est qu’éphémère de par l’exposition aux agents de dégradation extérieurs que sont les intempéries et la lumière, de par leur remplacement lié à l’histoire du commerce auquel elles se rapportent et du fait qu’elles ne soient pas considérées comme art.

En revanche des descriptions existent ainsi que des esquisses voire des reproductions lorsqu’elles furent réalisées par les mains d’artistes reconnus. C’est le cas d’un travail exécuté par Jean Chardin (1699-1779) pour un chirurgien-barbier, connu grâce à la reproduction gravée de Jules de Goncourt. D’autres témoignages sont aléatoires et invérifiables comme celui concernant Le Caravage (1571-1610) qui aurait peint une enseigne de cabaret afin d’honorer une dette. Quelques enseignes peintes nous sont toutefois parvenues. Ainsi celle exécutée par Théodore Géricault (1791–1824), pour un maréchal-ferrant de Rouen, est exposée au Kunsthaus de Zurich tandis que son dessin préparatoire est conservé à l’Art Institute de Chicago.

Le musée de Bâle conserve quant à lui une enseigne à double face peinte sur bois en 1516 par Ambrosius Holbein (1494-1519) pour un professeur. Il est figuré en train d’enseigner l’écriture ainsi que la lecture. L’image est enrichie d’un long texte donnant des informations sur les cours. En effet l’alphabétisation progressive de la population induit l’introduction de mots dans les enseignes. Ceux-ci, appuient ou complètent les informations transmises grâce au visuel, en indiquant la spécificité du commerce ou son nom.

Adolphe de Cardevacque publie en 1885 une Notice sur les vieilles enseignes d'Arras dans laquelle il décrit l’enseigne du perruquier Jean Masse, (fin du XVIIIe siècle) en ces termes : « un tableau représentant différentes figures relatives à son état et pour inscription : Masse, maître perruquier et coiffeur des dames » ou encore celle de Louis Thomas, marchand de vin dans les années 1750, sur laquelle est précisé « Bon vin et bon ratafiat ».

Dans son livre L’enseigne édité en 1902, John Grand-Carteret liste quant à lui les noms les plus couramment présents sur les enseignes et particulièrement ceux des auberges selon les époques ; des faits de chevalerie aux références monarchiques, des animaux aux ustensiles de vaisselle, des couleurs aux chiffres. Si certains commerçants choisissent des noms brefs et évocateurs, d’autres font preuve d’originalité. Ainsi Jacques Dollet, acheteur et vendeur de peaux à Arras nomme son commerce Vieux loups, jeunes renards, un marchand de vin parisien choisit l’appellation A l’homme armé illustrée par un soldat en armure assis sur un canon au milieu de vignes, sans compter les nombreuses auberges Le lion d’or dont on ne sait s’il s’agit d’un jeu de mots volontaire ou d’une déformation phonétique de l’ancienne indication Au lit on dort.

Toujours est-il que l’enseigne n’a de signification que par le lien étroit qu’elle entretient avec son époque. Qu’évoqueraient aujourd’hui La botte royale, Au grand carillonneur, Le tonnelet d’argent, L’étrille… ?

Déambuler parmi les inscriptions

Au XIXe siècle ce sont les lettres qui envahissent les murs ; Le nom des rues devient systématiquement indiqué sur les plaques émaillées bleues à partir de 1844 tandis que les habitations se voient équipées de numéros. Les écriteaux et autres pancartes multiplient les indications de lieux particuliers, de directions, d’accès, souvent accompagnés de flèches ou d’index tendus. L'invention de la lithographie vers 1796 voit les affiches murales proliférer au cours du siècle. Au sein de cette masse d’informations, l’enseigne se doit d’être attractive et percutante.

Les commerçants délaissent alors les représentations figuratives et symboliques au profit des mots. Les lettres de tailles importantes gagnent les façades, généralement au-dessus de la porte d’entrée, mais il n’est pas rare que le commerce soit indiqué sur plusieurs faces du même bâtiment. D’autant que depuis l’ordonnance de 1763, l’utilisation d’enseignes drapeau est interdite au profit d’enseignes plaquées sur les murs. En revanche une nouvelle sorte de devanture dite « en applique » voit le jour. Elle est constituée de panneaux menuisés encadrant de larges surfaces vitrées rendues possibles grâce aux progrès techniques. L’ensemble est à même de recevoir des indications peintes en complément du bandeau horizontal supérieur accueillant l’enseigne ; spécificités des marchandises, des services, nom du commerçant etc. une sorte de résumé des caractéristiques de la boutique : de la publicité.

Accompagnant la profusion de mots, les fautes d’orthographe se multiplient ce qui n’est pas sans choquer certains passants. En septembre 1846, le préfet de police de la ville de Paris, Gabriel Delessert, enjoint ses agents à observer les enseignes dans le but « de reconnaître celles dont l’orthographe est vicieuse et d’engager les propriétaires de ces enseignes à les faire rectifier ». À ce sujet, Jacques Arago relate dans Lyon vu de Fourvières, publié en 1833, avoir aperçu une « Issi on saire à boirre et a mangé » ainsi qu’une « paintre d’enseignes ».

Le spectacle moderne

D’autres dénoncent le rôle uniquement commercial de l’enseigne et regrettent son aspect artistique qui offrait à la rue un « musée en plein air ». Reléguant son caractère fonctionnel au second plan, ils la hissent à une forme d’art à part entière en prônant  l’œuvre atypique de Jean-Antoine Watteau réalisé en 1720 pour le marchand de tableaux Gersaint. Le journaliste Jean-Baptiste Pujoulx (1762-1821) affirme d’ailleurs en 1801 dans Paris à la fin du XVIIIe siècle, qu’ « une belle enseigne […] arrêtera plus de monde dans l’espace de quatre ans, que tel beau tableau de Raphael n’a fixé de regards depuis plus de deux siècles ». Il poursuit en conseillant « Peintre qui visez à l’exposition publique, ne dédaignez pas les enseignes ».

À la fin du siècle, les préoccupations sociales amènent à définir la place de l’art dans une société de plus en plus commerciale et industrielle. Se pose la question des  limites entre le beau et l’utile ainsi que celle de l’accès à la culture. Le peintre Edouard Detaille (1848-1912) revendique l’introduction de « l’Art dans la Démocratie ». Dans un courrier adressé à John Grand-Carteret en 1902, il explique  « Le goût du gros public dont on a tant médit est gâté par la médiocrité […] il faut ne lui servir que de bonnes choses » pour lesquelles la rue est un média idéal.  Lui faisant écho dans son article L'Art dans la rue rédigé en 1892, l’architecte Frantz Jourdain (1847-1935) applaudit la réalisation de Charles Toché (1851-1916) pour le grand magasin La Samaritaine, dont il vient de décorer la façade d’une « féerie décorative […] dans laquelle la réalité s'amalgame avec le rêve, et où des personnages de la vie usuelle se mêlent […] à des figures mythologiques, et à des héros historiques ». Dans ce cas l’enseigne, devenue fresque murale, dépasse son utilité informative et son aspect esthétique pour devenir instructive.

L’ensemble de ces considérations conduit la ville de Paris à organiser un Concours d’enseignes en 1902. Il rassemble des projets et des réalisations de nombreux artistes non professionnels de l’enseigne puisqu’il fait appel « aux peintres, sculpteurs, graveurs, architectes [dans le but de] consacrer leur talent à l’ornementation de la Rue » comme le précise Edouard Detaille, l’initiateur du concours. Bien que les œuvres soient remarquées et l’exposition saluée par la critique, la théorie reste utopique et sans suite. En effet pour les commerçants, une belle enseigne n’est pas forcément une bonne enseigne et les lettres restent de rigueur.


Si au cours des siècles l’emplacement, l’aspect et la législation de l’enseigne évoluent jusqu’à la rendre telle que nous la connaissons aujourd’hui, durant les XXe et XXIe siècles ses modifications se trouvent dans la multiplicité des réalisations possibles. Divers matériaux comme le bois, le laiton, le cuivre, l’inox, l’aluminium, le plexiglass ou encore le PVC permettent des lettres adhésives, en relief, en boitier, fixées sur un caisson, sur un totem, sur un panneau, sur un drapeau, dans un caisson lumineux, pouvant être rétro éclairées, éclairées point par point, par éclairage direct etc.

Toutefois depuis quelques années, profitant de l’engouement pour le rétro et le vintage, les lettres peintes font leur retour. Longtemps considéré comme « l’homme du barbouillage », ce regain d’intérêt élève enfin le créateur au statut d’artisan/artiste en reconnaissant la maîtrise technique et la créativité nécessaires à sa profession.